Projet réalisé grâce à une bourse postdoctorale du CRSH, 2008-2010
Au fil des lectures et des réflexions entreprises dans le cadre de mes recherches doctorales, qui portent sur la représentation du processus d'identification dans le discours romanesque nord-américain, j'ai pu constater, au sein de la littérature des années 1980 à nos jours, une importante modification dans le rapport qu'entretient le « nous » collectif, c'est-à-dire les membres du groupe de référence identitaire, à la figure de l'altérité. La figure de l'Autre, qu'elle se définisse par sa race, son sexe, son rang social ou sa langue, joue désormais un rôle actif dans la (re)définition des identités collectives en accord avec le contexte d'interaction sociale qu'amènent les mouvements de la mondialisation et des échanges culturels. Cette réhabilitation de la figure de l'Autre dans l'imaginaire collectif devrait donc, en toute logique, laisser de plus en plus de place à une prise de parole à travers laquelle cet Autre pourrait raconter son expérience en tant qu'altérité : d'objet d'étrangeté, il devient alors le sujet-énonçant d'un discours identitaire. C'est ce discours de l'Autre, où s'entrecroisent les expériences sociales, culturelles et historiques d'un ailleurs référentiel (qu'il s'agisse d'un pays, d'une région ou, simplement, d'une condition sociale) et la nouvelle réalité d'un ici à définir, que j'aimerais analyser dans le cadre de mes recherches postdoctorales.
Mon projet se veut donc une étude de la dynamique qui s'établit entre l'imaginaire individuel et la représentation du collectif dans le cadre d'un discours tenu par la figure sociale de l'Autre, et plus particulièrement de « l'arrivant », du « survenant ». Je m'intéresse principalement à la représentation que cet Autre se fait du monde, à l'interaction qu'il a avec son environnement social ainsi qu'à son intégration ou à sa non-intégration à cet environnement. Ma démarche se veut une réflexion qui se présentera en deux volets. D'une part, j'explorerai les différentes figures de l'Autre à travers les a priori identitaires imposées par les discours social et historique à l'imaginaire collectif, c'est-à-dire dans les stéréotypes et les lieux communs qui déterminent les rapports interpersonnels entre les membres de la collectivité et les personnages Autres. D'autre part, j'examinerai le discours que tiennent ces personnages Autres eux-mêmes à la fois sur la représentation de l'espace à intégrer et de leur propre identité, soumise la double influence de l'ailleurs et de l'ici, du passé et du maintenant. L'intérêt d'une telle étude est de déterminer comment, dans l'imaginaire individuel, le nouveau contexte spatial peut influencer le « soi » en mouvement et, de ce fait, en quête d'habitabilité.
Mon analyse, qui tiendra compte des facteurs sociaux, historiques, politiques et spatiaux régissant le discours narratif se démarque des études déjà entreprises par des chercheurs tels que Simon Harel (Le voleur de parcours, Les passages obligés de l'écriture migrante), Clément Moisan et Renate Hildebrand (Ces étrangers du dedans), Daniel Castillo Durante (Les dépouilles de l'altérité) ou Janet M. Paterson (Figures de l'Autre dans le roman québécois), pour ne nommer que ceux-là, parce que, d'une part, je ne limiterai pas mon corpus ni à la littérature migrante ni à l'espace géographique du Québec comme lieu d'écriture et que, d'autre part, je me concentrerai essentiellement sur le discours de la figure de l'Autre dans son rapport du « moi » au « nous » ainsi que dans sa construction imaginaire du collectif. La problématique sera abordée à travers une approche socio-sémiotique et comparatiste du discours romanesque puisque ce dernier permet, par les jeux narratifs, par les ouvertures intertextuelles et interdiscursives ainsi que par la liberté de représentation qu'offre la fiction, d'explorer à la fois la parole provenant des personnages Autres et celle émise par eux. L'intérêt que je porte à la fiction se situe donc essentiellement au niveau de son pouvoir de représentation et de la manière dont le discours y est traité. Ma démarche analytique s'appuiera entre autres sur les travaux théoriques de chercheurs tels que Jean Baudrillard, Julia Kristeva et Paul Ricœur.
Cette étude porte sur un corpus diversifié couvrant à la fois les littératures francophones du Canada, la littérature canadienne d'expression anglaise et la littérature migrante. Il me semble effectivement intéressant de mettre en relation des œuvres de diverses provenances culturelles afin de bien saisir le mouvement que peut entraîner le phénomène de transculturation attribué à la mondialisation et à l'accélération des échanges culturels entre partenaires économiques. C'est ainsi que je propose d'étudier des œuvres telles que Copies conformes de Monique LaRue, Toronto, je t'aime de Didier Leclair, Moncton Mantra de Gérald Leblanc, La vigne amère de Simone Chaput, Les lettres chinoises de Ying Chen et Kiss of the Fur Queen de Tomson Highway. Mon étude prend donc en compte non pas une seule littérature régionale, minoritaire ou linguistique, mais une littérature continentale empreinte de mémoires, d'imaginaires et d'expériences identitaires aussi diversifiés que riches. Ici, les frontières géographiques sont souvent plus symboliques que physiques, et la proximité de l'Autre (le minoritaire francophone, le majoritaire anglophone, l'Autochtone ou l'immigrant) jumelée à une accélération des migrations supposent une mouvance dans la manière dont l'espace identitaire est représenté dans un imaginaire qui serait, dans l'expérience du déplacement vécu par le « soi », de plus en plus individualisé.