Projet de recherche financé par le CRSH, 2009-2012
Depuis les années 1980, une nouvelle image du Canada français et de la Franco-Amérique (Louder, Morisset et Waddel, 2001), se profile autant dans l'univers du roman canadien-français que canadien-anglais et même étatsunien. Si certains romans emblématiques de Jacques Poulin (Volkswagen Blues), Roch Carrier (Petit Homme Tornade), Daniel Poliquin (L'Obomsawin), Nicolas Dickner (Nikolski) et Michel Tremblay (La traversée du continent) illustrent bien ce phénomène, la même tendance peut être observée aux États-Unis, comme chez Russel Banks (Continental Drift), Philip Roth (The Great American Novel) et Annie Proulx (Accordion Crimes), ainsi qu'au Canada anglophone, que ce soit chez Alistair MacLeod (No Great Mischief) ou D.Y. Béchard (Vandal Love). Tout se passe comme si le Canada français, défini souvent comme une réalité révolue et disparue à jamais, se trouvait tout à coup réinvesti par de nombreux romanciers, qu'ils soient de langue française ou anglaise. Il y a là un phénomène extrêmement intéressant à observer, qui met en évidence le caractère incontournable du fait français au Canada et aux États-Unis, et ce au moment même où cette réalité est menacée de disparition.
Ce projet vise justement à étudier les rapports particuliers qui sont entretenus par plusieurs romanciers contemporains, principalement du Québec et du Canada francophone, mais aussi du Canada anglophone et des États-Unis, avec le Canada français et plus globalement avec l'Amérique française. On peut en effet observer, chez ces romanciers, les traces laissées par la culture canadienne-française, cette dernière étant considérée dans un sens anthropologique, c'est-à-dire comme un ensemble de pratiques propres à une collectivité donnée. En partant du postulat que ces traces renvoient autant à une expérience vécue de l'espace et du mode de vie nord-américains qu'à une conscience plus ou moins vive de l'exil et de l'errance, il s'agira de comprendre comment ces traces, ou rémanences, contribuent à la reconstitution, par les écrivains ciblés, d'un horizon culturel particulier, qui s'avère plus ou moins marqué, selon les cas, d'un point de vue historique, géographique, social et idéologique. Cet horizon culturel est en effet médiatisé par un ensemble de facteurs qui sont liés à la mémoire individuelle ou encore familiale, voire à la mémoire collective, et qui sont tributaires du texte littéraire lui-même et de ses visées esthétiques.
D'un point de vue plus théorique, nous nous proposons aussi d'étudier ces visions de la Franco-Amérique dans la perspective de leur contribution à une nouvelle définition de l'américanité, cette dernière n'étant plus uniquement considérée à partir des influences exercées par les États-Unis sur les autres collectivités américaines ou des analogies entre ces collectivités, mais bien à partir des tentatives visant à la réintégration d'une certaine mémoire canadienne-française ou franco-américaine. On sait que cette mémoire ou cette identité a été malmenée par la scission entre la collectivité québécoise et les collectivités francophones situées à l'extérieur du Québec, ainsi que par le mouvement d'assimilation des francophones aux États-Unis et au Canada anglophone, mais elle n'a pas disparu pour autant.
Ce projet vise enfin à analyser comment s'exprime, dans le corpus choisi, le rapport entretenu par l'individu moderne et postmoderne avec la mémoire collective. On sait que cette dernière, qui renvoie, par le biais d'un discours historiographique officiel, à une origine primordiale, a longtemps été au cœur d'un processus d'identification essentiellement fondé sur une logique de continuité. L'identité des individus, plutôt que de renvoyer à l'affirmation d'un Soi individuel, se définissait alors selon une appartenance prédéterminée par leur naissance. Or, l'avènement de l'individualisme moderne et postmoderne, le phénomène de la mondialisation et les différents mouvements géographiques, ainsi que les échanges culturels que cela a entraîné, ont amené, en même temps qu'une ouverture du sujet sur le monde, un certain scepticisme à l'égard des discours traditionnels. Dans l'espace romanesque, ce scepticisme se traduit par une relecture de l'Histoire primordiale, des mythes fondateurs, du discours de l'origine à la base des identités collectives. Comment, en effet, maintenir un discours identitaire qui fait du soi le produit d'un espace référentiel qui semble rejeter l'Autre au profit d'un Même collectif ? Comment, dans un contexte où le Je est constamment en interaction avec le monde, le Soi peut-il s'inscrire dans la continuité d'une mémoire fixe ? Ce questionnement s'avère d'autant plus pertinent que l'Autre, celui qui vient de l'ailleurs, participe désormais activement à cette relecture en inscrivant son propre parcours identitaire dans l'espace identificatoire de la collectivité. En ce sens, il nous semble particulièrement intéressant d'approfondir, en dernier recours, le processus de relecture du discours des origines dans le contexte d'ouverture des frontières à un ailleurs continental.